1052 biens sont aujourd’hui inscrits à la liste du patrimoine mondial. Créée après la seconde Guerre mondiale, cette reconnaissance internationale est conçue pour contribuer au rapprochement et à la compréhension mutuelle des Hommes, par le partage et la promotion de mêmes valeurs, de « valeurs universelles et exceptionnelles » communes. Cette assertion se présente comme un moyen de faire voir au monde le meilleur de ce que porte l’humanité et d’en assurer, par ce même mouvement, la préservation : chefs d’œuvre de la création humaine, lieux d’échanges d’influences considérables, exemples éminents d’un type de construction ou d’un ensemble architectural figurent parmi les 10 critères admis et obligatoires auxquels doivent répondre les candidatures.
Les biens inscrits au Patrimoine mondial sont donc les miroirs officiels du meilleur de ce qui nous caractérise dans notre rapport aux autres et au monde, de ce que nous souhaitons transmettre aux futures générations, de ce qui nous transcende.
Pourtant, une analyse succincte des principaux traits des biens inscrits invite à reconsidérer cette présupposée représentativité des « merveilles du monde » : les pays européens apparaissent en effet comme ultra-majoritaires, phénomène d’autant plus étonnant au regard de leur contribution démographique relative face à la croissance mondiale. Quant au rapport Homme-Nature lié au patrimoine culturel, il donne souvent la part belle aux paysages très fortement anthropisés où l’homme a construit des dispositifs monumentaux qui affichent le dépassement d’une nécessité de construire, apposant leurs marques sur l’espace, la nature et le temps. L’immatériel y est traité à part, comme si l’espace habité par les hommes ne relevait pas de pratiques, de connaissances, de récits essentiels à la constitution et à la transmission de l’esprit des lieux.
Qu’en est-il des perceptions autres du rapport à l’art de construire et de concevoir l’espace ? Quelles attitudes adopter pour que les biens inscrits au patrimoine de l’Humanité illustrent véritablement la richesse et la diversité des rapports des Hommes à leur environnement et ne tendent pas finalement à reproduire les inégalités observées dans les rapports Nord-Sud ou pays développés - pays en développement ? Comment valoriser les cultures « minoritaires » illustrant d’autres rapports au monde et d’autres clés de lecture et d’appréhension de la notion de patrimoine ?
Dans le contexte actuel de tensions et de violences mondialisées où sévissent rapports de force et négations identitaires, où certains intellectuels et politiques n’hésitent plus à parler de « guerres de civilisations », mettre l’accent sur le devoir de représentativité d’un outil de reconnaissance aussi fort que le patrimoine mondial n’est pas une gageure. C’est une nécessité urgente.
Quel rôle la France peut-elle jouer face à cet enjeu ? Quel rôle pouvons-nous avoir en tant que professionnels et acteurs impliqués dans la valorisation de nos territoires et des formes de patrimoines qui s’en nourrissent ?
Patrimoine mondial, ou la naissance d’une conscience mondialisée de la notion de valeur patrimoniale
Les Nations Unies sont nées de la volonté des hommes et des femmes de « préserver les générations futures du fléau de la guerre ». En application de ce principe, l’UNESCO est créée sur une idée forte exposée dans les premières phrases de son acte constitutif : « les guerres prenant naissance dans l’esprit des Hommes, c’est dans l’esprit des Hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ». Concrètement, l’événement qui a suscité une prise de conscience internationale particulière a été la décision de construire le barrage d’Assouan en Egypte, projet inondant la vallée des temples d’Abou Simbel. En 1959, l’UNESCO lance une campagne internationale à la suite d’un appel des gouvernements égyptien et soudanais pour sauver ce patrimoine exceptionnel. Une forme de conscience mondialisée de la valeur universelle et exceptionnelle de biens et sites est alors mise en perspective, intellectualisée et amplifiée.
Dans le monde d’aujourd’hui, mondialisé, connecté et interdépendant, la question de la diversité culturelle demeure un sujet important de débats et de revendications populaires et intellectuelles : pas de gouvernance durable sans prise en compte de la diversité culturelle, pas de développement économique et social possible dans le mépris ou l’ignorance de la spécificité de chaque culture.
Un patrimoine représentatif de « toute l’Humanité » ?
Depuis son adoption en 1972, la Convention du Patrimoine mondial constitue un instrument juridique de premier plan pour promouvoir l’identification et la préservation de sites naturels et culturels reconnus pour leur valeur universelle exceptionnelle, c’est-à-dire dont l’importance, selon l’UNESCO, « transcende les frontières nationales et présente le même caractère inestimable pour les générations actuelles et futures de l’ensemble de l’humanité ». L’objectif est d’assurer la protection d’un patrimoine matériel perçu comme un bien universel, indépendamment du territoire dans lequel il s’inscrit, dépassant la notion de frontière et d’appartenance thématique « nature » et « culture ». Le Comité du patrimoine mondial, principal organe opérationnel de la convention, intègre au sein d’un document intitulé “Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial”, de nouveaux concepts, connaissances ou expériences. Elle ouvre même à la définition d’une nouvelle notion, le « paysage culturel », qui tend à apporter une lecture plus ouverte, holistique, de la notion de patrimoine. Mais est-ce suffisant ?
Dans la pratique, l’analyse de la liste du Patrimoine mondial fait toujours apparaître de nombreux déséquilibres.
Déséquilibre géographique au détriment des « pays du Sud »
Une étude globale, effectuée par le Conseil international des monuments et des sites (Icomos) a révélé il y a 30 ans déjà que l’Europe, les villes historiques et les monuments religieux, le christianisme, les époques historiques et l’architecture « élitiste », par opposition à l’architecture dite « vernaculaire », étaient surreprésentés sur la liste du patrimoine mondial, alors que les cultures dites « vivantes », et en particulier les « cultures traditionnelles », étaient sous-représentées. En 2017, les cultures africaines ou d’Amérique Latine peinent encore à être représentées. Et lorsqu’elles le sont, elles y figurent souvent grâce à leurs aires naturelles ou aux riches témoignages d’une époque coloniale révolue.
Près de la moitié des biens inscrits se situent en Europe et en Amérique du nord, alors que les pays d’Afrique ne rassemblent que 17% des sites inscrits. En Amérique du Sud, 10 biens sont inscrits en Argentine (41 millions d’habitants, 2 766 890 km²), 20 au Brésil (206 millions d’habitants, 8 514 876 km²)…et 42 biens inscrits en France. Même si la question de la représentativité ne relève pas d’un impératif quantitatif ou d’un calcul de proportionnalité, ces décalages manifestes posent tout de même question.
Culture / Nature : tendre vers un meilleur équilibre
En janvier 2014, sont dénombrés 759 sites culturels, 193 biens naturels et 29 biens mixtes.
Les pays dits du Sud ont tendance à être mieux représentés pour leurs biens naturels que culturels, interrogeant ainsi l’influence des perceptions et dogmes portés par les instances mondiales de reconnaissance : les cultures des pays du Sud auraient-elles proportionnellement moins d’éléments culturels susceptibles de promouvoir les valeurs universelles exceptionnelles de l’humanité que les pays de l’Europe ?
Le même constat d’un déséquilibre culture-nature peut être porté à l’échelle nationale puisque la France compte 38 biens inscrits dont seulement 4 sites naturels et mixtes. Comme le souligne l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), il est intéressant de remarquer que les sites naturels sont tous situés dans des contextes insulaires : Corse, Réunion, Nouvelle-Calédonie. En revanche, en France hexagonale, nombreuses sont les villes anciennes et les cathédrales classées. Le classement du bassin minier au Patrimoine mondial opère cependant un changement de paradigme, resituant la valeur universelle et exceptionnelle dans un passé plus proche et dans un patrimoine initialement non reconnu, voire déprécié.
Il faut noter par ailleurs que la plupart des candidatures sont aujourd’hui issues d’initiatives locales et peuvent relever davantage d’une logique d’opportunité mobilisant les capacités financières et techniques du porteur que d’une vision stratégique des potentialités du territoire au regard des lacunes de la liste du Patrimoine mondial.
« Nature-Culture », « Nord-Sud », de l’importance de faire bouger les lignes
La Convention porte une vision transversale du patrimoine qui lui confère sa richesse : « diversité culturelle et diversité biologique sont des phénomènes du même type. Elles sont organiquement liées, et nous nous apercevons chaque jour davantage qu’à l’échelle humaine, le problème de la diversité culturelle reflète un problème beaucoup plus vaste et dont la solution est encore plus urgente, celui des rapports entre l’Homme et les autres espèces vivantes, et qu’il ne servirait à rien de prétendre le résoudre sur le premier plan si l’on ne s’attaquait aussi à lui sur l’autre, tant il est vrai que le respect que nous souhaitons obtenir de chaque homme envers les cultures différentes de la sienne n’est qu’un cas particulier du respect qu’il devrait ressentir pour toutes les formes de la vie ».
Pourtant, dans les faits, la distinction entre patrimoine naturel et patrimoine culturel perdure, elle s’observe toujours dans la déclinaison des critères - les 6 premiers à dimension culturelle, les 4 autres pour la nature - préservant au passage la prépondérance de l’homme et son action sur la nature. Cette séparation s’observe également dans la répartition de la responsabilité et du traitement des candidatures comme de l’accompagnement des biens inscrits : ministère de la Culture pour les biens inscrits sur les 6 premiers critères, ministère de l’Écologie pour les autres. Cette clé de répartition pose aujourd’hui question, notamment sur la gestion des biens de grande envergure comme le canal du Midi où différentes politiques publiques doivent se coordonner.
De premières politiques d’actions portées par les plus hautes instances
Le Comité du patrimoine mondial travaille en coopération avec tous les états parties à la Convention du patrimoine mondial ainsi qu’avec ses trois Organisations consultatives (Icomos, Uicn et Iccrom) pour faire avancer la diversification de la liste du patrimoine mondial et la rendre plus équilibrée et plus représentative du patrimoine du monde. Ainsi, depuis 2012, le Comité du patrimoine mondial met en place des mesures qui portent l’ambition d’encourager les candidatures de pays et/ou thématiques peu présentées jusqu’à présent en faveur des pays dits du Sud et des biens naturels. Les candidatures transfrontalières sont également fortement encouragées. Mais sans porteurs de projet identifiés et suffisamment solides, ces mesures resteront vaines.
Du rôle de la France dans l’évolution des paradigmes patrimoniaux. Les départements et territoires d’outre-mer parmi les solutions ?
La France s’inscrit dans la démarche globale de valorisation des territoires à valeur universelle et exceptionnelle non représentés à l’échelle mondiale.
Situés majoritairement dans les aires et contextes géographiques du Sud, les départements et territoires ultramarins sont inclus dans les zones où la représentativité des sites est recherchée : aire Caribéenne pour les Antilles, bassin amazonien pour la Guyane, Océan Indien pour la Réunion, Pacifique pour la Nouvelle Calédonie et la Polynésie française… Au-delà de toute autre considération, leur emplacement est hautement stratégique pour la France dans ses rapports géopolitiques et diplomatiques. Les territoires d’outre-mer sont en effet sous-représentés alors qu’ils couvrent 97% de la zone économique exclusive française et regroupent l’essentiel des enjeux de protection de la biodiversité, permettant à la France d’être classée parmi les pays dits « mégadivers ».
Prenant part au renouvellement de la dynamique de reconnaissance mondiale du patrimoine, la problématique du lien nature-culture y interroge la complexité des liens que tissent l’homme avec son environnement, à l’image des forêts amazoniennes habitées ou du site de Taputapuātea en Polynésie qui sont des territoires où la dichotomie culture/nature s’aborde autrement, voire n’existe pas. Dans certains espaces habités, et aussi loin que les archéologues et anthropologues puissent remonter, l’occupation nomade, légère, « épiphyte » de l’homme dans le milieu amazonien ou les lagons polynésiens, confère au territoire une dimension culturelle par essence : la forêt et la mer font parties intégrantes de la culture des hommes et l’homme fait intégralement partie de cette nature. Bien loin d’une vision naïve, passéiste ou muséifiée du patrimoine, ces autres formes de rapports des hommes à leur environnement évoluent elles aussi au contact des autres cultures, vivent leurs renouvellements, voire révolutions, au contact de la mondialisation. Demeurent cependant le témoignage de regards radicalement différents de ceux historiquement et traditionnellement représentés en France, une lecture autre de notre inscription dans l’environnement et de la transmission des valeurs qui en résultent. Sans artifices constructifs monumentaux, ni volonté affichée de défier le temps en y apposant des traces indélébiles, la notion de patrimoine est, certes, plus difficile à appréhender pour les non-initiés, mais enrichie d’une dimension peut être plus humaniste et «soutenable » dans son rapport au monde.
Ainsi, les départements et territoires d’outre-mer, par une meilleure reconnaissance de leurs richesses endogènes, permettraient à la France d’illustrer à l’échelle planétaire une « approche culturelle de la nature », par la reconnaissance d’une nature habitée et habitable depuis parfois des milliers d’années.
Ce rapport de l’homme à la nature réinterroge alors la notion de « terre sauvage, de « forêt vierge » : même le plus « sauvage » ou « vierge » des paysages, est finalement un « paysage culturel » et un « paysage évolutif vivant » parcouru, pensé, craint, rêvé, vécu par l’homme. Cette transversalité nécessaire invite à reconsidérer les liens et rapports entre patrimoine matériel et patrimoine immatériel. Le témoignage « matériel » d’autres conceptions de l’espace s’accroche en effet à des appréhensions, des connaissances et des pratiques relevant d’un patrimoine immatériel parfois discret, toujours riche d’enseignements.
Pour la France, considérer les approches culturelles millénaires autres que celles répondant à des critères « occidentalisés » - monumentaux, marquants, qui durent dans le temps - serait poursuivre la reconnaissance d’une l’histoire de l’humanité plurielle, complémentaire et indivisible. Ce serait également contribuer à redonner une place plus équitable à des populations spoliées de leurs valeurs identitaires et de leur histoire. Ce serait donc répondre en tout point à l’essence même de la vision de l’UNESCO, promouvoir un « patrimoine au service d’une culture de la paix ». La diplomatie française semble prête à soutenir ce type de démarche, malgré la complexité prévisible des projets.
Sources bibliographiques
- Patrimoine mondial de l’Humanité, une opportunité pour la Guyane ? Entre approche scientifique, dimension socio-économique, géostratégique et gouvernance, co-construire les outils d’aide à la décision en faveur du développement d’une macro-région, étude réalisée dans le cadre de la formation post-concours des architectes et urbaniste de l’Etat. Yâsimîn Vautor.
- Convention du patrimoine mondial (1972)
- Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial (2012)
- Décisions et comptes rendus analytiques des dernières sessions du Comité du patrimoine mondial
- Liste du patrimoine mondial
- Listes indicatives des autres États parties
- Rapport de la réunion d’experts sur la Stratégie globale pour le patrimoine mondial naturel et culturel (25-29 mars 1998)
- Valeur universelle exceptionnelle– Normes pour le patrimoine mondial naturel –Recueil sur les critères d’inscription des biens naturels sur la Liste du patrimoine mondial (UICN, 2008)
- La Liste du patrimoine mondial : Combler les lacunes – un plan d’action pour le futur (ICOMOS, 2005)
Outstanding Universal Value: Compendium on Standards for the Inscription of Cultural Properties to the World Heritage List (ICOMOS, 2008) - Bibliographies thématiques et régionales établies par le Centre de documentation de l’ICOMOS.